Article publié dans Le Monde daté du 19 juin 2014 (Cahier Eco), écrit avec Frédéric Le Roy
General Electric (GE) ou Siemens-Mitsubishi ? Dans les deux cas, Alstom perdra le drapeau français, après d’autres fleurons de l’industrie hexagonale comme Arcelor ou Pechiney. Ce qui est présenté aujourd’hui comme une nécessité aurait-il pu être évité ? Nul ne le saura jamais. Mais peut-être est-il temps d’arrêter l’hémorragie des savoir-faire français. Lorsque les entreprises n’atteignent pas la taille critique pour garder une position compétitive à l’international, n’y a-t-il pas d’alternative à la vente ? Surtout quand ces ventes aboutissent, à terme, à une découpe de ces sociétés et à une perte de compétitivité de « l’entreprise France » dans son ensemble.Une alternative à la vente est la « coopétition ». Barbarisme né du mariage de la coopération et de la compétition, elle emprunte à la sagesse de Machiavel : « Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais-t’en un ami. » Elle consiste, pour une entreprise, à conserver son intégrité tout en partageant certaines de ses ressources avec des concurrents choisis. Il s’agit d’une stratégie globale, qui permet tout autant des coopérations sur un projet, par exemple pour remporter un gros contrat (la fourniture d’un nouveau métro pour une mégapole, un champ d’éoliennes offshore) ou développer un produit particulièrement complexe (un nouvel avion, une centrale nucléaire), que des coopérations de long terme et multiniveaux, impliquant de fortes synergies entre les entreprises en « coopétition ».
Les exemples de réussite de projets industriels fondés sur la coopétition sont légions. Les programmes Airbus, Eurocopter ou Ariane sont tous, à l’origine, fondés sur la coopération entre concurrents. Sans le recours à la coopétition, aucune des entreprises européennes impliquées dans ces projets n’avait la taille suffisante pour affronter les marchés mondiaux. Dans une période plus récente, il est possible de citer la coopétition récurrente entre Thales Alenia Space et EADS (maintenant Airbus) dans l’industrie des satellites. Cette stratégie leur a permis de remporter des succès retentissants, notamment quand ces deux entreprises ont battu ensemble Boeing, pour remporter un appel d’offres de 1.8 milliards de dollars commandité par Yahsat. L’exemple contemporain le plus frappant est l’alliance que Sanofi et son concurrent américain ont nouée dans l’industrie pharmaceutique autour de deux médicaments, le Plavix et l’Aprovel. Sans perdre leur identité, ces deux entreprises ont développé, produit et commercialisé pendant plus de dix ans des molécules initialement découvertes par Sanofi, pour un chiffre d’affaires commun estimé à 100 milliards de dollars.
A écouter les options envisagées par le gouvernement, l’avenir d’Alstom semble se limiter à choisir la « meilleure » entreprise avec laquelle fusionner. La coopération entre Alstom et Siemens, Alstom et GE, voire entre Alstom, Siemens et GE n’est pas envisagée comme une solution possible. Pourquoi oublier une stratégie qui a fait ses preuves et qui permet de se développer mondialement tout en gardant une certain forme de souveraineté sur les actifs nationaux ?
Dans les domaines industriels de haute technologie et mondialisés, la coopétition est déjà une habitude. Les grandes entreprises françaises coopèrent déjà ensemble sur les projets de Recherche, notamment via tous les dispositifs institutionnels français et européens et pour les « investissements » d’avenir. Elles savent s’allier entre concurrents pour remporter des grands contrats. Il y a déjà un grand potentiel et un début de savoir travailler ensemble.
Il faut désormais prendre le virage de la coopétition au niveau stratégique : multiplier les alliances avec les concurrents, même si ces alliances peuvent apparaître comme contre-nature. Ainsi si Sony et Samsung se sont battues comme des lions pour imposer leur propre TV à écran plat, elles ont créé ensemble une société commune dans laquelle elles ont mutualisé tous leurs efforts de R&D sur la technologie LCD, technologie qu’elles ont insérées chacun dans leurs TV ! Et que dire de la coopétition entre Airbus et Aviation Industry Corporation of China pour la conquête du marché chinois ?
Lancer une stratégie de coopétition oblige à déterminer ce qui relève du cœur de métier, du savoir-faire unique de chaque entreprise, et ce qui peut être partagé et ouvert à l’autre. Par ailleurs, pour éviter que la collaboration ne tourne à des ententes illicites, la stratégie de coopétition impose également une transparence de bon aloi. En s’alliant sur différents maillons de leur chaîne de valeur, les entreprises peuvent se concentrer sur leur cœur de métier et continuer d’exceller, limitant les gaspillages via des disputes inutiles sur les sujets connexes.
Conserver les joyaux industriels français, les renforcer ne peut que passer par une systématisation de la coopétition. Cela entraîne un changement de paradigme, cela implique de renverser la vision classique de la stratégie de l’entreprise telle qu’enseignée à tous nos dirigeants. Mais ne vaut-il mieux pas qu’ils fassent aujourd’hui un tel effort pour ne pas risquer de perdre demain la totalité de nos actifs industriels ?
Pour accéder à l’article dans sa version définitive http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/06/19/alstom-la-coopetition-une-alternative-a-la-vente_4441505_3234.html?xtmc=alstom&xtcr=1
Pour en savoir plus sur la coopétition :
Il y a également un numéro spécial de la Revue française de Gestion sur le sujet